La biographie suivante fut rédigée par Martin et Nita Godin-Légère et fut publiée dans le Dictionnaire biographique de la SHND, Volume 10
Jean-Louis Godin
Tous ceux qui ont connu Jean-Louis Godin gardent un excellent souvenir de cet homme si accueillant, affable et toujours de bonne humeur. Né à Bertrand, le 14 décembre 1884, fils de Nazaire Godin et d'Olive Dugas, il était le quatrième d'une famille de onze enfants. Comme tous les jeunes de son âge, il fréquenta la petite école de son village. À cette époque, la vie était assez difficile pour un jeune et comme Jean-Louis avait un esprit assez aventurier, dès l'âge de dix-sept ans, accompagné d'un voisin, Théophile à Anthime Pinet, il quittait le foyer paternel pour aller travailler à Redstone au New-Hampshire où son compagnon de voyage avait une soeur qui habitait cette ville. Il nous a souvent mentionné qu'ils avaient eu certaines difficultés "aux lignes" (frontières) vu leur peu de connaissance de la langue anglaise. Il devait travailler, durant trois ans, dans une "quarry" (carrière de pierre). Âgé de vingt ans, il revenait chez ses parents avec cent dollars en poche. Somme importante à cette époque. Après avoir passé l'été chez les siens, toujours hanté par son esprit aventurier, à l'automne de 1905, il reprenait la route de nouveau vers les États-Unis. Il se rendait à Cove Siding, N.Y. chez son oncle, Gustave Cormier marié à Marie Dugas. Après y avoir travaillé quelques mois, son désir d'aller toujours plus loin lui revint. Il retourne donc à Montréal où il se procure un billet pour se rendre à Nelson, en Colombie Anglaise. Fallait vraiment avoir le goût de l'aventure pour entreprendre, seul, un tel voyage et ce, en plus de ne posséder qu'une connaissance très limitée de la langue anglaise. Comme ses moyens étaient modestes, il s'acheta un billet de troisième classe dont les sièges des wagons étaient de bois. Le conducteur, constatant que ce jeune passager, un peu timide, entreprenait un aussi long trajet, l'interpella en lui disant: "Jeune homme, tu vas trouver le temps long. Viens avec moi". Il m'amena, nous a-t-il raconté, dans le wagon de deuxième classe où les sièges étaient un peu plus confortables. Pendant cinq longues journées et nuits, il roula pour arriver finalement à destination. Jeune homme sympathique et en excellente santé, il se trouva facilement du travail comme employé à la construction de routes. Comme la Première guerre mondiale débuta lors de son séjour en Colombie Anglaise, il joignit l'armée canadienne mais, étant donné qu'il avait perdu un doigt dans un accident de moulin à scie, il fut contraint de faire son service militaire au Canada. C'est au cours de la guerre, qu'il unissait sa destinée à une jeune belge, Hélène Louise, qui devait lui donner fils, Maurice. La guerre terminée, il s'installait, avec son épouse, dans une petite ville minière de la Colombie Anglaise, appelée Britannia Beach, dont l'unique industrie était les mines de cuivre et de fer qui, à cette époque, étaient parmi les plus importantes du pays. Il nous parlait souvent de ce coin de pays d'où il conservait un pénible souvenir mais, jamais, avions nous pris des notes de la catastrophe qui s'était abattue sur cette petite ville, le 28 octobre 1921. Or, un soir, alors que nous assistions à un concert de chant, durant le Festival Acadien, à la sortie de la salle, nous rencontrions un couple anglophone venant de la Colombie Anglaise et nous les invitions à venir prendre un café chez nous. Lors de notre conversation, Anita fit mention de cette catastrophe au cours de laquelle son père avait perdu sa première épouse et son jeune fils de 18 mois. Malheureusement, ce couple n'était pas au courant de cette tragédie mais ils nous dirent que l'un de leurs fils était professeur d'histoire et qu'ils s'informeraient à ce sujet.
Imaginez notre surprise lorsqu'au mois de décembre suivant, nous recevions une trentaine de pages de l'histoire de Brittania Beach relatant, en détail, la catastrophe du 28 octobre 1921 et qui contenait de nombreuses photos exactement semblables à celles que Jean-Louis nous avait remises.
Brittania Beach, comme nous l'avons déjà mentionné, était une ville minière où on avait construit les puits de mines (shafts) sur le flanc de la montagne. En plus, on avait aménagé trois gros barrages afin d'y installer des turbines pour la production de l'électricité nécessaire au fonctionnement des mines et de l'éclairage de la ville. Or, au cours de l'automne, des pluies torrentielles avaient fait dangereusement monter les eaux des réservoirs. Cependant, les ingénieurs prétendaient que les digues étaient solides et qu'il n'y avait aucun danger.
Or, le 28 octobre au soir, alors que Jean-Louis et son épouse étaient à jouer aux cartes avec des amis, ils entendirent un bruit horrible tel un ouragan qui semblait être accompagné d'un tremblement de terre. Avant qu'ils puissent réaliser l'ampleur de la catastrophe, ils voyaient leur demeure céder sous leurs pieds et voler en pièces pour tomber dans le gouffre, creusé par le torrent d'eau de cinq pieds de hauteur et d'une soixantaine de pieds de largeur qui dévalait de la montagne et avait transformé la rue principale du village en une véritable rivière. Cette catastrophe qui devait faire trente-sept victimes et de nombreux blessés, devait marquer la vie de Jean-Louis puisqu'il y perdait son épouse, Hélène-Louise, et son jeune fils, Maurice, âgé de dix-huit mois. Lorsque le torrent cessa, on le retrouva presque mort au milieu des débris d'un arbre auquel il s'était cramponné Heureusement, l'hôpital, construit sur une hauteur, n'avait pas été atteint et on l'y transporta. Grandement affecté par cette tragédie, il dut y séjoumer durant plusieurs semaines, étant complètement déprimé par tant de malheur. Après avoir passé une autre année en Colombie Anglaise, il revenait à Bertrand, et on pouvait lire dans les petites nouvelles de l'Évangéline du 12 octobre 1922: "M. Jean-Louis Godin est en visite chez ses parents après une absence de 16 ans dans l'Ouest canadien". Il avait alors 37 ans.
Revenu dans son coin de pays, il rencontra Marie-Louise Cormier, une amie d'enfance, qui travaillait au magasin de son beau-frère, Sylvestre Cormier, propriétaire du plus grand magasin général de toute la Péninsule Acadienne. Il était rare de voir, dans un petit village, à cette époque, un immeuble de trois étages dont deux étaient complètement occupés par de la marchandise de tout genre tandis que le troisième servait de salle publique où se tenait la plupart des réunions paroissiales. Après quelques mois de fréquentations, ils décidaient de se marier le 18 avril 1923. De cette union, naquirent trois enfants: Anita, épouse de Martin-J. Légère et Georges-Edouard, époux de Malvina Blanchard; le troisième, Jean-Marie, est décédé à la naissance.
Marié et bien décidé à ne plus voyager, il ouvrait une petite épicerie que lui et son épouse, qui possédait déjà une certaine expérience, pourraient faire fonctionner sans trop de dépenses. À l'automne de 1924, il constatait que pour augmenter son commerce, il lui fallait se procurer des fonds supplémentaires.. Alors, il reprenait la route des États-Unis pour se rendre chez son frère, Francis, qui demeurait à Tupper Lake, N. Y. où il travailla dans les forêts afin d'accumuler un petit capital qu'il employa, à son retour, pour augmenter l'inventaire de son magasin, s'assurant ainsi de ventes plus intéressantes.
Cependant, quatre ans plus tard, il constatait que sans un nouvel apport de capital, son petit commerce allait continuer à péricliter. Il décida donc de s'exiler une nouvelle fois afin d'apporter des fonds supplémentaires pour augmenter son inventaire. Cette fois-ci, il se rendit à Rouyn, au Québec, où grâce à son expérience dans les mines, il trouva facilement un emploi qui devait durer un an. Nous avons retrouvé quelques-unes de ses lettres, qu'il écrivait durant ses absences, dans lesquelles il témoigne beaucoup d'amour à son épouse et qui indique combien il se voudrait auprès d'elle et de sa petite Nita à qui il pense souvent.
Ce stage, à l'extérieur, devait s'avérer le dernier au grand soulagement de son épouse qui, au cours de ses absences, devait gérer le petit commerce. Ici, il faudrait ajouter qu'elle s'acquitta de sa tâche d'une excellente façon, si bien qu'au cours des ans, elle devint un partenaire indispensable au succès de son mari dans le développement de son commerce.
Avec les ans, le commerce prit de l'ampleur et, suite à la fermeture du magasin de son concurrent, Sylvestre Cormier, il vit ses ventes augmenter substantiellement, ce qui donna à sa petite épicerie une vigueur nouvelle. Bientôt, grâce à un agrandissement, le magasin J.-L. Godin devenait l'un des commerces les plus achalandés de la région.
Jusqu'en 1942, le couple Godin s'était contenté d'un modeste logis, situé à l'arrière du magasin. Étant donné que les affaires prospéraient, il se construisit une jolie demeure, attenante à son commerce. Il en profita pour faire un autre agrandissement à son magasin. Tous ces travaux de construction étaient sous la direction de son frère Maxime dont la renommée, comme constructeur, était connue dans toute la région.
Homme progressif, voyant qu'avec l'année de l'automobile, il y aurait des possibilités d'augmenter son chiffre d'affaires, il se lançait dans la vente de l'essence et, bientôt, ses ventes étaient telles qu'il dut installer des réservoirs de trois compagnies soit: Irving Oil, Imperial Oil et McCall-Frontenac, ce qui était assez inusité. La raison qu'il nous donna pour ce voisinage assez baroque de trois compagnies, côte à côte, est la suivante: À cette époque, 1932, les distributeurs ne faisaient des livraisons qu'à des dates irrégulières, si bien qu'avec un seul réservoir, on risquait de manquer d'essence alors qu'avec trois compagnies différentes, on était assuré d'approvisionnement adéquat.
Constatant que la vente d'essence allait en augmentant, il en déduisit qu'avec le nombre grandissant de voitures, il faudrait bien un jour que des garages se construisent. Sans hésitation, il se fit construire un petit garage à côté de son magasin. Ce commerce, avec les années prit de l'ampleur, si bien que, bientôt, il dut construire un grand garage moderne où il employait quelques mécaniciens. Prenant de l'âge, il vendit ce garage à son mécanicien en chef, Jean-Rhéal Poirier.
Cependant, il ne se contenta pas de deux commerces mais, vivant tout près des côtes de la Baie de Caraquet où l'on pêche les célèbres huîtres de Caraquet, il se lança dans cette industrie et, bientôt, la qualité de ses huîtres était connue partout au Québec. Â chaque automne, il expédiait des centaines de caisses de ces fameuses huîtres aux grands restaurants de Montréal et de Québec. Le sous-sol de son magasin fut converti en entrepôt où, à chaque automne, il classait les huîtres en diverses catégories, de façon professionnelle, ce qui donnait, à son produit, une excellente réputation.
Homme d'une foi profonde, durant une quinzaine d'années, il se rendait fidèlement, chaque matin, à son église paroissiale, située à un mille et demi de sa demeure, pour chanter la messe de sept heures. Anita se rappelle encore ces froids matins d'hiver où, revêtu de son "parka" à bonnet de fourrure, il marchait allégrement cette distance bravant les pires tempêtes. C'était, pour lui, tout autant un exercice spirituel que physique mais que peu d'entre nous aurait le courage d'entreprendre de nos jours. Ici, il faut se rappeler que les routes n'étaient pas ouvertes en hiver. En plus, il dirigea le choeur de chant paroissial durant une dizaine d'années.
Homme avec beaucoup d'énergie, il aimait les sports mais à cette époque, il était difficile, surtout au cours des années trente, d'organiser des équipes de baseball et de hockey. Voici ce que raconte Rhéal Cormier, dans son article "Sports et loisirs à Bertrand (1930-1950)" publié dans le numéro 3 du volume XXIII de la Revue de la Société historique Nicolas-Denys, au sujet de l'implication de Jean-Louis dans le domaine du baseball: «À Bertrand, on ne se laissa pas décourager par les difficultés. Avec l 'aide de quelques collégiens de la paroisse désireux de pratiquer ce sport qu 'ils avaient appris au Collège, Jean-Louis Godin se mit à l 'oeuvre pour organiser une équipe de baseball assez compétitive. On fit l'achat d'un peu d 'équipement neuf et d'équipement de seconde main du Collège de Bathurst, par 1 'entremise de Gérald Léger alors étudiant au Séminaire et plus tard, prêtre eudiste, qui à l'occasion joua avec l 'équipe locale. Il ne manquait que des uniformes. On se mit à la tâche de faire nos propres uniformes de baseball avec des sacs à farine blanchis. A l 'époque, la farine se rendait en quantité de cent livres dans des sacs de coton fin. En ces temps durs, on ne gaspillait pas ces pièces de coton qui servaient à faire du linge aux enfants ou à d'autres usages. Avec deux sacs de farine, on pouvait coudre un uniforme. On avait teint le coton de couleur verte et rouge, de sorte que nos uniformes étaient verts avec bordure rouge. L 'organisateur, Jean-Louis Godin, servait d'arbitre lors des joutes. C 'était au début des années trente.»
Lorsqu'il prit sa retraite, il céda son commerce à son fils, Georges-Edouard, qui construisit un magnifique magasin de meubles dont la clientèle s'étendait à toute la Péninsule Acadienne. Malheureusement, le cancer venait mettre fin à ses ambitions et il décédait le 25 mai 1977. Cette belle propriété loge maintenant deux commerces: "Place du meuble" et "Maison du tapis".
Après avoir tant travaillé, Jean-Louis Godin quittait cette Terre le 10 juin 1975, à l'âge de 90 ans, après avoir participé, à part entière, au développement de sa paroisse, dans tous les domaines de l'activité humaine, laissant le souvenir d'un homme charitable qui ne refusait jamais de crédit aux pauvres et dont la générosité envers les organisations bénévoles consistait non seulement de dons en argent mais, tout autant, de dons de sa propre personne.